Rencontre amoureuse (atelier du 25 janvier 2012)

Publié le par ecritureenpartage

Consigne : faire vivre un personnage de tableau...Edward-Hopper--summertime-1943.jpg

 Edwards Hopper : Summer time 1943

Depuis ce matin, Virginie est vraie une boule de nerfs. Elle voudrait être un peu plus vieille de quelques heures. Elle virevolte devant le miroir de l’entrée dans sa légère robe de plumetis, d’un bleu si pâle, si rafraichissant par cette canicule. Après maints essayages, elle a opté pour celle-ci, presque transparente, qui laisse deviner sa silhouette sexy.
Est-ce que je vais lui plaire ? se demande-t-elle en posant un chapeau de paille sur sa chevelure qui rutile comme du cuivre. Elle s’approche du miroir et envoie à son reflet un petit baiser... Elle se sent belle en dépit du regard désapprobateur que lui jette sa vieille tante rabat-joie. Évidemment, elle est jalouse, aigrie, elle lui envie sa jeunesse, sa beauté, sa fraîcheur et son beau fiancé...
Il a télégraphié hier qu’il passerait la prendre au début de l’après-midi. Il a l’intention de l’inviter à la terrasse du meilleur glacier de la ville. Elle a déjà très envie d’une glace au citron... Joyce lui a susurré qu’il avait une chose très importante à lui dire, qu’il avait hâte de la prendre dans ses bras, de se noyer dans son regard limpide, de baiser ses lèvres...
Il est déjà quinze heures... Virginie fouette les plis de sa robe et se regarde encore dans le miroir, sur la pointe des pieds, de profil, de trois-quarts.
Elle croit reconnaître le bruit d’un moteur, elle se précipite pour la troisième fois sur le perron. C’est un taxi qui file vers le port... Elle s’apprête à retourner dans la fraîcheur de la grande maison, lorsqu’elle est soudain saisie par un parfum capiteux, le parfum des grosses fleurs blanches des magnolias du square, en face... Elle hume cette fragrance sensuelle... Elle sait instantanément que toute sa vie elle associera ce parfum d’été à Joyce, Joyce Summerman, le fougueux fiancé qu’elle a rencontré en accompagnant sa tante chez une amie, à Long Island...
Il se trouvait dans la grande villa mitoyenne. Et tandis qu’elle entendait jacasser les deux vieilles dames en baillant d’ennui, elle observait par la baie vitrée cet homme impeccable dans son costume crème. Une musique jazzy sortait à flot des grandes portes-fenêtres. Il se tenait immobile et songeur, presque triste au bord de sa pelouse et regardait le fleuve, en fumant.  Elle s’est levée :
—    Vous permettez, Tante, j’ai envie de me mettre un peu au soleil.
—    Vous allez attraper une insolation !
—    Mais non ! Ne vous en faites pas pour moi !
Virginie était sortie en riant et il l’avait entendue. Aussitôt, le masque accablé sur le visage de Joyce s’était mué en une expression de surprise éblouie. Elle avait eu l’impression d’incarner une merveilleuse apparition. Une étrange douceur l’avait envahie : du miel coulait dans chacune des veines de son corps.  Pendant un instant qui lui avait semblé durer un siècle, ils restèrent unis par le regard. Était-ce cela un coup de foudre ?
Il avait athlétiquement franchi le mur pour l’étreindre fougueusement derrière des bosquets de lauriers-roses. Ils avaient échangé quelques mots...
Il lui avait déclaré qu’il s’ennuyait dans sa grande villa luxueuse. Il avait gagné une fortune en jouant en bourse et les intérêts de ses investissements suffisaient à financer sa vie dispendieuse et toutes les fêtes qu’il donnait.
Mais il lui avait confié, à elle, et à personne d’autre, que son plus grand désir serait de vivre tout simplement avec la compagne de ses rêves dans une cabane en rondins, loin du bruit et de la fureur des fêtards pique-assiette.
Elle avait trouvé que la cabane en rondin, c’était une perspective terriblement romantique... à condition que la cabane soit bien confortable et qu’elle puisse faire du shopping de temps à autre.
—   Comme tu es charmante, avait-il déclaré, en notant son numéro de téléphone.
Depuis, il l’avait appelée chaque jour.

Quinze heures trente... Pas de Joyce à l’horizon. Elle commence à s’inquiéter.  Chaque bruit prend des proportions assourdissantes : le clic-clac des touches de la machine à écrire de sa tante qui a laissé sa fenêtre ouverte, les roucoulements des pigeons dans le square, une sonnerie lointaine, la sirène lugubre d’un paquebot quittant le port...
Et soudain... les ululements d’une ambulance qui surgit et file, gyrophares allumés, vers les faubourgs où se trouve l’hôpital...
Son cœur cesse de battre, elle sait, elle sait déjà que Joyce est dans ce véhicule hurlant et clignotant. Elle en est sûre parce qu’il n’aurait jamais supporté de la faire attendre – à moins d’avoir eu un accident – parce qu’il l’aime, parce qu’il était si impatient qu’il a roulé trop vite. Il a fait une embardée, son visage si séduisant s’est écrasé contre la ferraille... il est en train de perdre son sang, de perdre la vie...
Virginie enfouit son visage dans ses mains et s’affaisse sur les marches du perron, secouée tout entière par un énorme chagrin. N’avoir connu de l’amour que cette brève promesse quand un avenir de bonheur se profilait devant eux, jeunes, beaux, riches... Elle se voit, devenue vieille fille, époussetant la poussière autour du cadre contenant la photo jaunie de son bel amour de jeunesse, auquel elle serait restée fidèle sa vie entière. Elle le voit, dans l’ambulance, en train d’agoniser, murmurant son prénom...
Elle n’entend même pas la Torpédo qui arrive doucement, en glissant le long du trottoir et stoppe devant le perron. Brisée de désespoir, elle ne voit pas le beau Joyce sauter par-dessus la portière de la décapotable, s’approcher en se pavanant un peu, un bleuet à la boutonnière, un petit écrin enrubanné à la main, rieur, les dents étincelantes, imaginant que Virginie, le visage caché dans les mains, le fait marcher...
—    Hello ! Baby ?
—    Joyce ! Tu es vivant ! s’écrie-t-elle, en tombant dans les pommes.

 

Claudine Chollet

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<br /> c'est vraiment très réussi ! bravo pour l'inspiration !<br />
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